Edition : Les invités de Mediapart
Nawel Gafsia et Henri Braun, avocats, dénoncent l'attitude de la France envers la Tunisie, exhortée par le gouvernement à ne pas franchir la «ligne rouge» après la victoire du parti Ennahdha lors des élections.
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Après s'être signalée par un soutien sans faille à Ben Ali, depuis son accession au pouvoir en 1987 jusqu'aux dernières heures précédant sa chute le 14 janvier 2011, la France, par la voix de son ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, s'exprimant sur France Inter le 26 octobre, menace la Tunisie de rétorsions économiques en cas de franchissement d'une curieuse «ligne rouge». De quoi s'agit-il? Alain Juppé ne semble pas satisfait du résultat des élections qui se sont pourtant déroulées pour la toute première fois de façon démocratique et transparente. Oscillant entre paternalisme et menaces, il somme les Tunisiens de respecter les valeurs de l'alternance démocratique, des droits de l'homme et de l'égalité homme-femme. Il n'admettra pas de régression dans des domaines pour lesquels la Tunisie est «évoluée».
Faut-il en rire ou en pleurer? Pendant le long règne de Ben Ali, les autorités françaises ne se sont jamais inquiétées des traitements inhumains et dégradants, des tortures subies par les opposants de toute tendance, des islamistes aux militants de gauche. Tout au contraire, le despote a reçu un soutien sans faille d'une classe politique française quasiment unanime et de chaudes félicitations pour son action en faveur des droits de la femme. Ni les persécutions subies par l'Association des Femmes Démocrates, ni les agressions physiques d'opposantes comme la journaliste Sihem Bensedrine et l'avocate Radhia Nasraoui, ni les tortures infligées aux militantes et épouses de militants du parti Ennahdha dans les caves du Ministère de l'intérieur, avenue Bourguiba, n'ont fait l'objet d'une condamnation officielle.
La légendaire «hospitalité tunisienne» et de luxueuses vacances au soleil ont favorisé la multiplication de déclarations étonnantes de responsables politiques comme Philippe Séguin, Bertrand Delanoë ou Frédéric Mitterrand. Les plus choquantes en raison de leur portée demeurent celles de deux présidents de la République en exercice. En avril 2008, Nicolas Sarkozy assure que «l'espace des libertés progresse» en Tunisie. En décembre 2003, Jacques Chirac, dans un élan lyrique d'inspiration soviétique, assène que «le premier des droits de l'homme c'est de manger» au moment même où Radhia Nasraoui menait une grève de la faim depuis plus de cinquante jours.
Après avoir, pendant la révolution, proposé au despote de l'aider à réprimer dans le sang les manifestants par l'envoi d'un inquiétant «savoir-faire» français, voilà maintenant que la France s'érige en donneuse de leçons de démocratie et de respect des droits de l'homme à un peuple qui s'est libéré d'un despote et d'une partie des responsables de son régime policier sans la moindre aide extérieure.
Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec le mépris vis-à-vis du peuple tunisien qui perdure depuis l'instauration du protectorat français en 1881. La «mission civilisatrice» de la France n'a eu pour effet que de déstructurer durablement une société. Pendant les manifestations révolutionnaires, le peuple dans la rue scandait l'hymne national: «Lorsqu'un jour le Peuple veut vivre, Force est pour le destin de répondre». Ces mots d'Abou Kacem Ecchebi, poète mort à l'âge de 25 ans pendant la période coloniale, devront à l'avenir retentir aux oreilles des dirigeants français mais aussi de ceux qui exerceront le pouvoir en Tunisie.
Le peuple tunisien rejette définitivement la tutelle post-coloniale et doit œuvrer pour la justice sociale, maintenant que la mobilisation pour la liberté et la dignité a permis la chute de la dictature. Que le parti Ennahdha ait obtenu un nombre important de voix est l'affaire des Tunisiens qui ont su conquérir leur liberté en dépit de la France et qui sauront bien la conserver sans elle.
La France est-elle d'ailleurs en mesure de se pavaner sur la scène internationale au moment où, pour ne prendre qu'un exemple de la dérive vers un Etat policier, elle met en œuvre une politique d'immigration de plus en plus répressive et de plus en plus discriminatoire? A la xénophobie érigée en principe de gouvernement depuis la volonté de fermer les frontières dans les années 70 et 80 est venu s'ajouter récemment une politique raciale dont les Rroms, comme trop souvent dans l'histoire, ont été les premières victimes. Victimes de rafles, d'un harcèlement policier constant et d'expulsions massives, ils ont été rejoints récemment par de nouveaux compagnons d'infortune: les Tunisiens passés par Lampedusa et titulaires de permis de séjours italiens. Cette racialisation de la politique d'immigration a été opérée par de simples circulaires, visant expressément les Rroms dans un cas, les Tunisiens dans l'autre. Ces deux groupes ont fait l'objet d'une véritable chasse à l'homme sur une base raciale, par des policiers qui ne relevaient les identités que dans le but de recopier manuellement le nom et le prénom des personnes sur des décisions stéréotypées d'obligation de quitter le territoire.
Les expulsions de Rroms vers la Roumanie et la Bulgarie ainsi que de Tunisiens vers l'Italie ont pour objectif principal d'améliorer le chiffre des «reconduites à la frontière», préoccupation obsessionnelle des dirigeants du «pays des droits de l'homme». Tout ceci serait grotesque, puisque les expulsés peuvent revenir dès le lendemain, si ce ciblage ethnique n'avait des conséquences tragiques. Harcelés, pourchassés, persécutés, les victimes de la pression policière sont contraintes de se terrer dans des squats insalubres et dangereux. Dans les dernières semaines, on a dénombré six morts, dont des Tunisiens, dans un incendie à Pantin et une victime roumaine dans un autre incendie dans le XXe arrondissement de Paris. La politique du chiffre, combien de morts?
La France ne se déshonore-t-elle pas en construisant un gigantesque camp d'internement administratif destiné à accueillir des familles de sans-papiers à deux pas de l'aéroport de Roissy alors que le nombre de sans-logis et de mal-logés ne cesse de s'accroître?
La France n'est-elle pas en train de «franchir une ligne rouge»?
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Après s'être signalée par un soutien sans faille à Ben Ali, depuis son accession au pouvoir en 1987 jusqu'aux dernières heures précédant sa chute le 14 janvier 2011, la France, par la voix de son ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, s'exprimant sur France Inter le 26 octobre, menace la Tunisie de rétorsions économiques en cas de franchissement d'une curieuse «ligne rouge». De quoi s'agit-il? Alain Juppé ne semble pas satisfait du résultat des élections qui se sont pourtant déroulées pour la toute première fois de façon démocratique et transparente. Oscillant entre paternalisme et menaces, il somme les Tunisiens de respecter les valeurs de l'alternance démocratique, des droits de l'homme et de l'égalité homme-femme. Il n'admettra pas de régression dans des domaines pour lesquels la Tunisie est «évoluée».
Faut-il en rire ou en pleurer? Pendant le long règne de Ben Ali, les autorités françaises ne se sont jamais inquiétées des traitements inhumains et dégradants, des tortures subies par les opposants de toute tendance, des islamistes aux militants de gauche. Tout au contraire, le despote a reçu un soutien sans faille d'une classe politique française quasiment unanime et de chaudes félicitations pour son action en faveur des droits de la femme. Ni les persécutions subies par l'Association des Femmes Démocrates, ni les agressions physiques d'opposantes comme la journaliste Sihem Bensedrine et l'avocate Radhia Nasraoui, ni les tortures infligées aux militantes et épouses de militants du parti Ennahdha dans les caves du Ministère de l'intérieur, avenue Bourguiba, n'ont fait l'objet d'une condamnation officielle.
La légendaire «hospitalité tunisienne» et de luxueuses vacances au soleil ont favorisé la multiplication de déclarations étonnantes de responsables politiques comme Philippe Séguin, Bertrand Delanoë ou Frédéric Mitterrand. Les plus choquantes en raison de leur portée demeurent celles de deux présidents de la République en exercice. En avril 2008, Nicolas Sarkozy assure que «l'espace des libertés progresse» en Tunisie. En décembre 2003, Jacques Chirac, dans un élan lyrique d'inspiration soviétique, assène que «le premier des droits de l'homme c'est de manger» au moment même où Radhia Nasraoui menait une grève de la faim depuis plus de cinquante jours.
Après avoir, pendant la révolution, proposé au despote de l'aider à réprimer dans le sang les manifestants par l'envoi d'un inquiétant «savoir-faire» français, voilà maintenant que la France s'érige en donneuse de leçons de démocratie et de respect des droits de l'homme à un peuple qui s'est libéré d'un despote et d'une partie des responsables de son régime policier sans la moindre aide extérieure.
Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec le mépris vis-à-vis du peuple tunisien qui perdure depuis l'instauration du protectorat français en 1881. La «mission civilisatrice» de la France n'a eu pour effet que de déstructurer durablement une société. Pendant les manifestations révolutionnaires, le peuple dans la rue scandait l'hymne national: «Lorsqu'un jour le Peuple veut vivre, Force est pour le destin de répondre». Ces mots d'Abou Kacem Ecchebi, poète mort à l'âge de 25 ans pendant la période coloniale, devront à l'avenir retentir aux oreilles des dirigeants français mais aussi de ceux qui exerceront le pouvoir en Tunisie.
Le peuple tunisien rejette définitivement la tutelle post-coloniale et doit œuvrer pour la justice sociale, maintenant que la mobilisation pour la liberté et la dignité a permis la chute de la dictature. Que le parti Ennahdha ait obtenu un nombre important de voix est l'affaire des Tunisiens qui ont su conquérir leur liberté en dépit de la France et qui sauront bien la conserver sans elle.
La France est-elle d'ailleurs en mesure de se pavaner sur la scène internationale au moment où, pour ne prendre qu'un exemple de la dérive vers un Etat policier, elle met en œuvre une politique d'immigration de plus en plus répressive et de plus en plus discriminatoire? A la xénophobie érigée en principe de gouvernement depuis la volonté de fermer les frontières dans les années 70 et 80 est venu s'ajouter récemment une politique raciale dont les Rroms, comme trop souvent dans l'histoire, ont été les premières victimes. Victimes de rafles, d'un harcèlement policier constant et d'expulsions massives, ils ont été rejoints récemment par de nouveaux compagnons d'infortune: les Tunisiens passés par Lampedusa et titulaires de permis de séjours italiens. Cette racialisation de la politique d'immigration a été opérée par de simples circulaires, visant expressément les Rroms dans un cas, les Tunisiens dans l'autre. Ces deux groupes ont fait l'objet d'une véritable chasse à l'homme sur une base raciale, par des policiers qui ne relevaient les identités que dans le but de recopier manuellement le nom et le prénom des personnes sur des décisions stéréotypées d'obligation de quitter le territoire.
Les expulsions de Rroms vers la Roumanie et la Bulgarie ainsi que de Tunisiens vers l'Italie ont pour objectif principal d'améliorer le chiffre des «reconduites à la frontière», préoccupation obsessionnelle des dirigeants du «pays des droits de l'homme». Tout ceci serait grotesque, puisque les expulsés peuvent revenir dès le lendemain, si ce ciblage ethnique n'avait des conséquences tragiques. Harcelés, pourchassés, persécutés, les victimes de la pression policière sont contraintes de se terrer dans des squats insalubres et dangereux. Dans les dernières semaines, on a dénombré six morts, dont des Tunisiens, dans un incendie à Pantin et une victime roumaine dans un autre incendie dans le XXe arrondissement de Paris. La politique du chiffre, combien de morts?
La France ne se déshonore-t-elle pas en construisant un gigantesque camp d'internement administratif destiné à accueillir des familles de sans-papiers à deux pas de l'aéroport de Roissy alors que le nombre de sans-logis et de mal-logés ne cesse de s'accroître?
La France n'est-elle pas en train de «franchir une ligne rouge»?
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