Compte-rendu des différents entretiens effectués par CLARA & CVDTunisie avant la date du scrutin
· Entretien avec Daniel Soil, délégué Wallonie-Bruxelles à Tunis et Alexandre Delvaux, son collaborateur, analyste en communication et médias (20/10 - 17h)
· Entretien avec Monder Cherni, Secrétaire général de l’Organisation de lutte contre la torture en Tunisie (20/10 – 19h) et candidat aux élections pour le du parti PCOT (Parti Communiste Ouvrier de Tunisie).
· Entretien avec Olivia Gré, représentant de Reporters sans Frontières à Tunis (21/10/2011 – 10h).
· Entretien avec Naceur Keffi (Porte-parole), Lamia Grar (Directrice) et Abdel Hassen (Président) de l’Arab Institute For Human Rights (21/10 - 11h30)
· Entretien avec Mounira Nacib, représentante syndicale dans le secteur de l’enseignement (21/10 – 17h)
· Entretien avec Leila Toubel, réalisatrice et metteuse en scène du théâtre Hamra (22/10 – 9h30).
· Entretien avec Zina Hammami, ouvrière syndicaliste du secteur textile, et candidate aux élections sur la liste du rassemblement PRD.
· Entretien avec la représentante d’ATIDE à Tunis, sur le déroulement des préparatifs électoraux (22/10 – 12h30)
Monder Cherni
Secrétaire général de l’organisation de lutte contre la torture en Tunisie.
L’organisation était illégale jusque mai 2011. Elle agissait clandestinement sous Ben Ali, et publiait des communiqués et motions avec l’appui d’Amnesty International, Human Rights Watch et la Ligue des Droits de l’Homme.
La torture existe toujours à l’heure actuelle, des dizaines de cas ont été recensés depuis la révolution. C’est moins méthodique que sous Ben Ali, où des séances de torture étaient traditionnellement organisées, mais il subsiste de nombreux cas d’agressions physiques dans les bureaux de police, encore à l’heure actuelle. Le gouvernement transitoire est resté plutôt passif par rapport à cette question, et aucune consigne n’a été donnée à l’appareil policier pour stopper ces habitudes.
Il existe pourtant deux articles de loi, les articles 101 et 101 bis, qui condamnent les forces de police coupables de violences, mais ces articles ne sont pas pris en compte. Ainsi, malgré de nombreuses plaintes déposées depuis le 14 janvier 2011, avec certificats médicaux à l’appui, aucun procès n’a encore été mis en œuvre. La fin de l’immunité de fait des policiers constitue sans aucun doute l’un des grands enjeux de la révolution.
Or, aucune référence n’est faite à cette question de la torture et des violences policières dans les déclarations et programmes des candidats en campagne. On peut expliquer cela par l’absence totale de « culture des droits de l’homme » dans le pays.
Rencontre Reporter Sans Frontière
Olivia Gré, responsable du bureau tunisien de RSF installé à Tunis depuis la mi-octobre. (1er bureau du monde arabe). Avant la révolution, même le site de RSF était censuré par le gouvernement.
Pour s’installer, ils ont notamment reçu le soutien du ministère des affaires étrangères. Premier acquis de la Révolution : la liberté d’expression. RSF a lancé une campagne « Libres jusqu’à quand » ?
Le principal problème avec l’audio-visuel tunisien, est que le paysage ne s’est pas renouvelé depuis la révolution. Certes, des têtes sont tombées, mais les mêmes médias sont restés en place, installés dans les mêmes structures, et il est très difficile pour les nouvelles initiatives de se faire une place dans ce paysage resté quelque peu figé. Un grand nombre de nouveaux quotidiens (81 au total) ont vu le jour et ont reçu une autorisation de parution, mais ces apparitions sont précaires car n’ont pas accès au financement via la publicité (accaparée par les médias historiques). Les nouvelles radios – y compris celles qui fonctionnaient clandestinement sous Bel Ali - n’ont pas encore de reconnaissance officielle.
Cela ankylose fortement les possibilités de changements : le personnel en place est formaté par des années de dictature, et le système peine à évoluer. A cela doivent s’ajouter les mésententes entre les journalistes eux-mêmes, qui s’accusent mutuellement de retourner leur veste après avoir collaboré avec le régime. Certains évoquent l’idée de créer une liste noire reprenant les noms des journalistes ayant exercé sous Ben Ali, mais cela peut se révéler très dangereux et créer des conflits ingérables. En effet, tout qui exerçait la profession de journaliste sous Ben Ali serait dès lors qualifié de « collabo », et une chasse aux sorcières se mettrait en marche.
Or, la plupart des journalistes sont tout à fait conscients de leur manque de formation, de leurs faiblesses et lacunes dans un métier qu’ils ne connaissent finalement que très peu, et ils sont demandeurs de formations. Jusqu’à présent, il n’y a qu’une seule école de journalisme en Tunisie, qui était un pastiche d’école et servait plutôt de centre d’assimilation des doctes du régime, sous l’œil vigilants de dizaines de policiers. Résultat, énormément de journalistes sont partis se former et travailler à l’étranger. Aujourd’hui, très peu de changements ont été observés dans les programmes et contenus des cours donné dans cet institut, et cela contribue évidemment à l’incompétence des journalistes actuels.
(Slimam, un jeune bloggeur très actif et engagé pour la démocratie et la justice sociale et économique nous expliquait en ce sens qu’il avait été convié par tous les médias étrangers à témoigner de son travail et de sa lutte via les médias alternatifs, mais qu’aucun média tunisien ne l’avait jamais invité sur un plateau pour parler de ce (boulot) travail exceptionnel qu’il mène depuis plusieurs années).
L’on devine cependant des avancées : le gouvernement tunisien vient d’adopter une sorte de CSA, un « code de la presse » dont le contenu est très correct en termes de déontologie.
Activité de RSF au quotidien en Tunisie (Cf détails dans leur brochure de présentation) :
- Monitoring des violations de la liberté de presse et des cas de censure.
- Expertise pour la mise en place d’instances de régulation des médias traditionnels et d’internet
- Soutien à la rédaction d’un nouveau code de la presse
- Conseil et soutien aux journalistes qui souhaitent créer de nouveaux médias ou opérer dans la légalité
- Appui aux projets de formation des journalistes tunisiens
- Sensibilisation du grand public sur l’importance de la liberté d’expression (ex. campagne « libres, jusqu’à quand ? » affichée en ville en ce moment.)
- Mise en place d’un réseau de correspondants dans l’ensemble du pays
Institut arabe pour les droits de l’Homme
Rencontre avec le Président (Abdel Hassen), le Secrétaire général et Lamia Grar, la directrice.
Cet institut a été fondé en 1989 par 3 ONG :
- l’Union des avocats arabes
- La ligue tunisienne des droits de l’Homme
- L’organisation arabe pour la défense des droits humains.
Objectifs et objet social : appui aux activistes qui luttent pour les droits de l’Homme, formation et information, lobbying auprès des partis politiques pour que les droits de l’Homme soient pris en compte dans leurs discours et programmes. Recherches sur la situation dans les prisons, actions de protection des citoyens menacés, etc. Ils procèdent également à un travail d’analyse des documents officiels tels que les livres scolaires, qui regorgent de transgressions aux droits humains tels que les droits de l’enfant, de la femme, des minorités. Dans les années ’90, ces questions étaient encore totalement taboues. L’institut a développé des stratégies pour introduire la question des droits humains dans la rédaction de ces livres.
A l’heure actuelle, plus de 10 000 activistes ont déjà été formés grâce à l’Institut arabe des D.H. L’Institut est présent dans d’autres pays du monde arabe, et a développé un travail de réseau régional.
L’un des grands enjeux aujourd’hui, après la révolution, est d’inscrire la question des droits de l’Homme dans la réforme des sociétés, et ce pas seulement en termes de réactions contre les exactions, mais aussi dans l’installation de ces mécanismes dans la nouvelle structure sociale à construire. Les droits de l’Homme doivent faire partie intégrante du processus de restructuration de la société.
L’institut travaille aujourd’hui sur trois axes principaux :
1) La réforme des institutions et des lois. Ex : secteur de la justice, sécurité, réformes pénales…
Réforme des législations et rédaction des nouvelles législations
Introduction de la « culture des droits de l’Homme » dans les partis politiques (discours, programmes, …)
2) Développement des capacités de la société civile (médias, associations, …) pour qu’elle puisse participer pleinement aux processus de réformes. à A travers des rencontres et débats citoyens, définir les différentes problématiques et travailler à la construction de réponses concertées, citoyennes.
3) Education aux droits de l’Homme pour tous : impliquer tous les acteurs de la société dans une approche multiple des droits de l’Homme.
Il y a ici clairement la volonté de construire un modèle dont les autres pays arabes, qui vivent actuellement un changement vers une transition démocratique, pourraient s’inspirer. Le travail se fait dans un premier temps en Tunisie, mais l’objectif est de créer des ponts, des liens avec les autres régions.
Un atelier de travail a d’ailleurs été organisé à destination des responsables politiques et membres de partis : « comment définir les droits de l’Homme dans les pays arabes », dans le but de faire en sorte que les structures qui gouvernent ne répètent pas les erreurs du passé dans le cadre de la transition.
On observe un changement radical depuis la révolution, car à présent il est vraiment possible de travailler avec les gens, d’associer les citoyens et mandataires politiques au combat pour les DH. On assiste notamment à la création d’un grand nombre de nouvelles associations, ONG, etc, qui ouvrent de nouvelles pistes de travail. Le travail de l’Institut est également d’accompagner les ONG dans la définition de leurs projets. « Pour la première fois, nous pouvons jouer un rôle d’acteurs sur le plan politique », et ne devons plus nous contenter de publier des motions contre les politiques appliquées par un dictateur. Pour la première fois, des gens auparavant totalement bannis de la scène politique se sont retrouvés au premier plan de la construction politique. Et nous nous retrouvons dans un vrai rôle de négociation.
Les actions de terrain se multiplient, alors qu’auparavant l’Institut ne pouvait se manifester que par le biais de motions.
Autre grand changement dans les lignes directrices : l’accent est mis à présent de façon beaucoup plus insistante sur les droits économiques, sociaux et culturels. Il s’agit d’une priorité si l’on veut renforcer la démocratie et la justice sociale. La situation socio-économique des Tunisiens est très précaire, les mouvements sociaux de protestation se multiplient. Ce vendredi 21 encore, 5 diplômés chômeurs ont tenté de se suicider en protestation contre la précarité structurelle dans laquelle ils se trouvent.
Tout soutien est évidemment le bienvenu, surtout en matière de formation des cadres, de méthodologie de recherche pour les travaux d’ordre plus scientifique, etc.
L’institut, dont le Comité directeur a été renouvelé, emploie une vingtaine de personnes à temps plein, et s’entoure d’un vaste réseau de bloggeurs, de formateurs et d’activistes, aux niveaux national et régional.
Il y a notamment un bureau au Liban, un au Caire et un au Maroc.
Mounira Nacib et Zina Hammami : UGTT
L’Union Générale du Travail de Tunisie est un syndicat progressiste, de tendance socialiste, créé en 1946. L’UGTT compte actuellement environ 517 000 affiliés. L’UGTT a gagné 120 000 membres après la révolution, que le syndicat a contribué à impulser et à laquelle il a participé à tous niveaux.
L’UGTT a dû faire face a des moments de tensions dans les années ‘70, notamment lorsque, suite à la « loi 72 », une liberté totale a été octroyée aux entreprises venant s’installer dans le pays (sorte d’accord de libre échange total, les exemptant de tout impôt et de tout compte à rendre à l’Etat). En 1978, une grève a éclaté dans le secteur textile (secteur d’une très grande importance dans le pays, notamment dans les villes du Sahel), qui occupe une quasi-totalité de femmes. La grève a été suivie par l’UGTT, et un grand nombre d’ouvrières ont été arrêtées et emprisonnées, de même que les dirigeants syndicaux de l’époque. A suivi une période de répression syndicale violente et sans merci pendant 4 mois. L’ensemble du bureau exécutif de l’UGTT a été arrêté et emprisonné, pour être remplacé par une équipe proche du gouvernement. Les syndicalistes ont refusé de travailler pour ce nouveau bureau, et une lutte de solidarité s’est organisée : réédition clandestine du journal syndical confisqué par le gouvernement, sensibilisation dans les entreprises.
Mounira Nacib souligne qu’à l’heure actuelle, il existe des tensions au sein de l’UGTT car des cadres, jugés proches de l’ancien régime, continuent à œuvrer au sein du syndicat. Elle explique qu’elle préfère militer de l’intérieur pour assainir la structure dans laquelle elle milite plutôt que de rallier d’autres syndicats nés entretemps.