Plus loin, sur les hauteurs de Carthage, le président de la République par intérim, Fouad Mebazaa, 78 ans, évoque, débonnaire, l'avenir du pays et ses "jeunes formidables" avec un groupe de journalistes étrangers dans un salon du palais présidentiel, celui-là même où avait officié, entre le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011, le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali.
M. Mebazaa qui, jusqu'au 14 janvier, présidait la Chambre des députés, a une longue carrière publique derrière lui, entamée il y a cinquante ans, et il aime s'en souvenir. Devant ce petit groupe, il se prend à évoquer l'excellente opération du jumelage de Tunis et de Barcelone, et surtout sa chaleureuse coopération avec le maire de la métropole catalane, son partenaire de l'époque... qui n'était autre qu'un ponte du franquisme, José Maria de Porcioles.
Qu'importe le passé ! Aujourd'hui, le président s'émerveille du nombre sans cesse croissant de partis politiques enregistrés en vue de l'élection de l'Assemblée constituante, le 23 octobre, "A combien en sommes-nous, 81 ce matin, n'est-ce pas ?" Le lendemain, dans les journaux, le chiffre a déjà grimpé à 92.
Ainsi va la révolution tunisienne, six mois après le geste désespéré de Mohamed Bouazizi qui, en s'immolant par le feu le 17 décembre 2010, a fait déferler sur le monde arabe une vague d'une puissance jusqu'ici inégalée, la vague du rejet des régimes autoritaires. Si fiers d'avoir ouvert les vannes, si heureux d'être libres, les Tunisiens sont aussi les premiers à goûter les fruits amers d'un renversement qui ne change pas tout du jour au lendemain.
Comme le président Mebazaa, les visages familiers sont encore là. Il a fallu puiser dans le personnel politique de l'ère Bourguiba pour tenir les institutions, le temps de pouvoir construire, démocratiquement, un Etat de droit. Dans la plupart des rédactions, les responsables honnis sont encore là, enjoignant aujourd'hui à des journalistes désemparés de chanter les louanges de ce qu'ils couvraient d'immondices hier. Les jeunes blogueurs s'impatientent, tout leur paraît si lent !
De Tunis, le vent révolutionnaire a soufflé vers l'est. Mais il a tourné à l'orage dans la Libye voisine, d'où la guerre a chassé des centaines de milliers de travailleurs immigrés... La petite Tunisie voisine en porte le fardeau, elle dont l'Europe rejette les propres immigrés. Plus à l'est encore, le géant égyptien s'est, lui aussi, secoué. Et au Caire aussi, l'impatience et la frustration montent face à ces militaires qui tiennent, en principe, le pouvoir jusqu'aux élections de l'automne. Plus loin encore, toujours à l'est, le Yémen s'est soulevé. Après des mois de contestation, le pouvoir du président Saleh, gravement blessé et hospitalisé à Riyad, ne tient plus qu'à un fil. Domptée à Bahreïn par l'Arabie saoudite, la révolte continue de gronder en Syrie, en dépit de la répression féroce que le régime de Bachar Al-Assad a lancée pour l'écraser.
De quoi demain sera-t-il fait ? Ce printemps arabe parviendra-t-il à éclore, malgré les résistances, malgré les incertitudes économiques, malgré la tragédie syrienne, malgré les monarchies du Golfe ? Pour les Tunisiens et les Egyptiens, une seule chose est sûre : ils sont libres. Car le mur de la peur est tombé.
Sylvie Kauffmann
| 14.06.11 | 11h52 • Mis à jour le 14.06.11 | 15h01
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire